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Les expositions coloniales de 1906 et 1922 à Marseille, précédant celle de Paris de 1931, ont l’ambition, portées par les industriels, banquiers et hommes d’affaires marseillais de célébrer l’empire colonial français. Elles prétendent signifier aux yeux du monde que Marseille est désormais la « porte de l’Orient » et la « capitale maritime de l’Empire ».
Pendant des siècles, les négociants et armateurs marseillais se sont contentés d’exercer un commerce de comptoir autour de la Méditerranée. Comparativement aux ports de l’Atlantique, ils participent plus tardivement à la traite négrière et au commerce triangulaire [1]. Au 18e siècle, les vaisseaux de Georges Roux dit Roux de Corse et d’autres armateurs et négociants vont chercher aux Antilles le cacao, le café, le coton, le sucre. Au 19e siècle, les négociants marseillais sont à la tête de l’expansion du nouvel empire colonial français ouvrant la voie aux interventions militaires et aux administrateurs coloniaux.
La part du commerce colonial est considérable dans l’activité économique de Marseille, qui grâce à l’exploitation des colonies devient une ville en pleine expansion industrielle. Son développement nécessite l’extension du port avec la réalisation du port auxiliaire de la Joliette (1844-1853). La construction d’une grande digue de protection sur le modèle de celle d’Alger, est conçue dès 1833 par Victor Poirel [2]. Pour convaincre l’opinion publique de la nécessité des conquêtes coloniales, de véritables organismes de propagande voient le jour associant scientifiques, médecins, enseignants et artistes.
En 1876, sur une proposition de Ferdinand de Lesseps est créée la Société de géographie de Marseille dont le premier président est Alfred Rabaud de la maison de commerce Rabaud Frères, consul de Zanzibar et de Madagascar. En 1893, le Docteur Édouard Heckel fonde, avec le soutien financier des milieux d’affaires, l’Institut et musée colonial de Marseille. Il est composé d’un musée, d’un laboratoire, d’une bibliothèque, et d’un jardin botanique. Son objectif est l’étude et le bilan des richesses naturelles des colonies. À partir de 1900, les chaires d’enseignement colonial créées par la chambre de commerce y sont intégrées. Les laboratoires d’études des céréales, féculents, et des riz sont équipés de machines permettant d’effectuer des essais industriels : un intérêt pratique pour les minoteries et les fabriques de pâtes et semoules [3].
Élu député en 1887, l’industriel et armateur Jules Charles-Roux est un défenseur actif de la colonisation. Il soutient l’expansion française en Tunisie, au Dahomey et à Madagascar. Il est le fondateur de plusieurs comités coloniaux, président de la Société de géographie de Marseille et de l’Union coloniale française en 1903. En 1900, il devient président de la Compagnie générale transatlantique. Lors de l’Exposition universelle de 1900 de Paris, il obtient une section dédiée aux colonies mais sur un espace relativement réduit. Son projet d’une grande exposition coloniale va naître de sa rencontre avec Édouard Heckel. Pour y parvenir, ils mobilisent la Société de géographie, l’université d’Aix-Marseille, le maire Amable Chanot, le conseil général des Bouches-du-Rhône, le Syndicat d’initiative de Provence et les sociétés scientifiques, artistiques. Les gouverneurs des colonies qui agissent de leur propre initiative apportent également leur soutien. Le gouvernement, plutôt réservé, se contente de donner à l’entreprise un caractère officiel en nommant en 1904, le commissaire général, Jules Charles-Roux et le commissaire général adjoint Édouard Heckel.
La chambre de commerce [4] défend les intérêts du premier port colonial français et développe son activité au Maghreb, en Afrique et en Asie, ce qui lui permet d’être en première ligne pour organiser et promouvoir l’exposition coloniale. Un terrain d’une quarantaine d’hectares est mis à la disposition des organisateurs, le futur parc Chanot. L’inauguration officielle a lieu le samedi 14 avril. On peut lire dans la Revue des deux mondes :
Il appartenait à Marseille, notre premier port colonial, de prendre l’initiative d’une Exposition coloniale. Ici, on se sent tout près de ces pays qui, à Paris, nous paraissent si lointains ; Marseille est vraiment la porte de l’Orient ; en présence de ces grands paquebots qui partent pour les pays d’outre-mer, ou qui en arrivent, tout chargés des produits exotiques, on a l’impression très vive de la présence prochaine, par-delà quelques jours de navigation, de ces terres où l’activité européenne s’est développée si prodigieusement ; mais, plus encore que sa position géographique, c’est son histoire et c’est l’évolution de sa vie économique qui invitaient Marseille à préparer cette grande manifestation de l’énergie de la France au-dehors [5].
Dans le grand palais et dans des pavillons extérieurs, les compagnies de navigation, les industries chimiques et alimentaires, les sociétés commerciales font l’étalage de leur réussite fondée sur les conquêtes coloniales. Les spectacles vivants sont conçus pour mettre en avant la « vie quotidienne des populations indigènes » qui renvoient à la tradition des zoos humains. La présentation des populations indigènes dans leurs environnements donne une image fantasmée de l’« indigène ». L’ensemble des pavillons consacrés aux colonies de l’Union indochinoise (Annam, Cambodge, Cochinchine, Laos et Tonkin) occupent un tiers de la superficie totale de l’exposition. Un grand palais regroupe tous les pays de l’Afrique occidentale française ; viennent ensuite les pavillons de Madagascar, des Comores, de la Côte des Somalis, de la Tunisie, de l’Algérie, de la Guyane, de la Nouvelle-Calédonie, de Tahiti, Nouvelles-Hébrides et des « anciennes colonies » : Indes françaises, Réunion, Martinique et Guadeloupe. Le pavillon du ministère des colonies est consacré, lui, à une exposition de peintures et sculptures coloniales.
Vaste foire commerciale, l’Exposition est aussi pour beaucoup l’occasion de rencontrer l’« indigène », soigneusement mis en scène dans les « souks », le « village nègre » et dans bien d’autres attractions exotiques : danses cambodgiennes, défilé du dragon chinois, musique malgache, promenade en chameau, etc., sans oublier les magnifiques illuminations nocturnes [6].
On peut lire enfin, toujours dans la Revue des Deux Mondes :
La prospérité du port de Marseille est étroitement solidaire de celle des colonies : industrie, commerce maritime, colonisation, ces trois fondements de l’activité économique et de la fortune de Marseille sont indissolublement unis ; c’est ce que l’Exposition coloniale a parfaitement réussi à rendre manifeste. Marseille fait environ 50 % du commerce total de la France avec ses possessions lointaines [7].
Pendant l’exposition, se tiennent différents congrès. Du 5 au 9 septembre 1906, se réunit, sous la présidence de Jules Charles-Roux, le 1er congrès colonial, dont les sujets principaux sont le développement économique colonial et la politique indigène.
Du 15 avril au 18 novembre, l’exposition aura accueilli 1,8 million de visiteurs. Après ce succès, Jules Charles-Roux et Adrien Artaud, président de la chambre de commerce, ont pu négocier avec les pouvoirs publics le principe d’une nouvelle exposition coloniale. En 1913, le conseil municipal de Marseille décide qu’elle aura lieu en 1916 et vote une première subvention. Les travaux à peine commencés sont interrompus du fait de la Première Guerre mondiale. Elle aura lieu en 1922 et sera inaugurée le 16 avril par Siméon Flaissières, maire de Marseille, Adrien Artaud, commissaire général de l’exposition et son adjoint, Xavier Loisy, ancien inspecteur des colonies en présence d’Hubert Giraud président de la chambre de commerce, M. Pasquet, président du conseil général des Bouches-du-Rhône et Albert Sarraut, ministre des colonies qui représente l’État. Le 7 mai 1922, le président de la République Alexandre Millerand visite l’exposition accompagné des ministres de l’intérieur, de la guerre, de l’agriculture, des colonies, de la justice, de l’hygiène et des militaires, Joffre et Pétain.
Les peuples coloniaux qui ont participé, de gré ou de force, à la guerre exigent de plus en plus le respect de leur dignité, la fin des inégalités de traitement et l’abrogation du Code de l’indigénat [8] toujours en vigueur. Des mouvements nationalistes se constituent et en France des voix s’élèvent pour condamner le colonialisme. La propagande coloniale pour légitimer son expansion au nom de sa mission civilisatrice, devient plus que jamais indispensable au capitalisme français. L’exposition de Marseille de 1922, puis celle de Paris de 1931 en seront les pièces maîtresses. Jusqu’aux décolonisations, images et discours de glorification seront les alliés puissants de la colonisation et serviront à la légitimer par des images de propagande (cinéma, publicité, spectacle, etc.). De nombreux artistes y participeront, tout particulièrement des peintres et des photographes.
Créée en 1893, à l’initiative de Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg et du musée Rodin, la Société des peintres orientalistes français (SPOF) [9] se propose explicitement de « favoriser les études artistiques conçues sous l’inspiration des pays et des civilisations de l’Orient et d’Extrême-Orient ». Sa mission est de « faire aimer les races indigènes, faire pénétrer et comprendre leur civilisation, leurs mœurs, leur histoire, leurs arts qui nous appartiennent comme autant de richesses provinciales, de fragments précieux du grand patrimoine national, qu’il faut jalousement garder intact [10] ». Les orientalistes ont permis de propager des images exotiques de femmes dénudées et sensuelles, mais aussi de représenter les « indigènes » comme des personnes serviles et sans cultures. La SPOF participe à l’exposition coloniale de Marseille de 1906 et contribue à la fondation de la Villa Abd-el-Tif [11] en Algérie.
Louis Dumoulin, officier de l’ordre royal du Cambodge, nommé peintre officiel de la Marine en 1891 est le commissaire de l’Exposition coloniale de Marseille en 1906. Il fonde à la suite en 1908, la Société coloniale des artistes français (SCAF), avec comme devise : « L’expansion coloniale par l’art, au profit de la France et de l’art ». Elle reçoit le soutien du ministère des colonies, du ministère de l’instruction publique et des Beaux-Arts, du ministère des affaires étrangères. Elle rivalise avec la Société des peintres orientalistes français, prend l’ascendant sur cette dernière lors de l’exposition de 1922.
Le sénateur de la Guadeloupe Henry Bérenger de 1912 à 1945 succède en 1925 à Dumoulin à la présidence de la société et renforce le lien avec les instances politiques1. La SCAF encourage le séjour d’artistes dans les colonies en distribuant des bourses de voyage. Elle organise des salons qui deviennent réguliers à partir de 1929. Elle participe au premier Salon de la France d’outre-mer en 1935, puis au second en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que la SPOF disparaît, la SCAF dès 1946 change son nom en Société des Beaux-Arts de la France d’outre-mer, pour adopter en 1961, après les indépendances, le titre de Société des Beaux-Arts d’outre-mer jusqu’en 1970.
[1] Voir Gilbert Buti, « Marseille, port négrier au 18e siècle », Cahiers des Anneaux de la mémoire, n° 11, 2007.
[2] « Ce que le port de Marseille doit au port d’Alger », CDHA, https:// www.cdha.fr/.
[3] Laurent Morando, « Les instituts coloniaux de province (1893-1940) », dans Jean Vavasseur-Desperriers et col., L’esprit économique impérial (18301970) : groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire, Paris, Société française d’histoire des outre-mers, 2008.
[4] Créée en 1599, elle est la première des chambres de commerce. Elle est installée depuis 1860 dans le palais de la Bourse.
[5] René Pinon, « Les colonies françaises à Marseille », Revue des deux mondes, t. 35, 1906.
[6] Extrait de la présentation de Désirs d’ailleurs : les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, France Archives, https://francearchives.fr/.
[7] René Pinon, « Les colonies françaises à Marseille », art. cité.
[8] Le Code de l’indigénat est un ensemble de réglementations qui permettent aux administrateurs des colonies d’appliquer des peines diverses (prison, amendes) aux autochtones sans procès. Il est d’abord mis en place en Algérie en 1875 puis généralisé à l’Afrique et à l’Indochine dès 1887. Il n’a disparu officiellement qu’en 1946.
[9] Pierre Sanchez, La Société coloniale des artistes français puis Société des Beaux-Arts de la France d’outre-Mer (1908-1970) : répertoire des exposants et liste de leurs œuvres, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2010.
[10] Léonce Bénédicte s’adressant aux ministres des colonies et de l’instruction publique à l’occasion du banquet annuel de la Société en 1899, cité dans ibid.
[11] Située dans la commune de Belouizdad (wilaya d’Alger), elle a hébergé de 1907 à 1962 des peintres venus de métropole.
Publié le 7 décembre 2024 par
Publié le 20 mai 2024 par Michel