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Rue d’Isly

Publié le 31 janvier 2022 par Rédaction

Il existe à Marseille, dans le 5ème arrondissement, une rue d’Isly. Cette dénomination remonte aux années 50 du 19ème siècle en souvenir de la bataille qui a eu lieu en Algérie du 12 au 18 août 1844 sur les rives de la rivière Isly à proximité du Maroc. Elle n’a rien à voir avec la fusillade de la rue d’Isly à Alger* le 26 mars 1962 dont le prochain 60ème anniversaire donne l’occasion au président de la République de tenter une nouvelle opération médiatico-mémorielle.

* Aujourd’hui rue Larbi Ben M’hidi exécuté sans jugement par l’armée française après son arrestation pendant la bataille d’Alger en 1957

 

 

À ce sujet le site Histoire coloniale et postcoloniale publie un article de l’historien Alain Ruscio : la lourde responsabilité de l’OAS dans ses victimes civiles La fusillade de la rue d’Isly à Alger, le 26 mars 1962

Avant même la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962, le général Salan, chef de l’OAS, a autorisé dès le 7 février ses commandos à ouvrir le feu sur les soldats français « en cas de nécessité ». Sa directive « OAS/29 » du 23 février dit qu’il faut provoquer les événements par une stratégie d’« offensive généralisée » contre « l’adversaire […], les unités de gendarmerie mobile et CRS » et secondement les « unités de l’armée ». D’où cette consigne : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. » Le 26 mars, des rapports de l’armée et des témoignages établissent que les premiers coups de feu ont été tirés depuis les toits sur les militaires français par des commandos de l’OAS.

Rue d’Isly, Alger, 16 mars 1962 :
les responsabilités d’un drame

par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net

La guerre d’Algérie a hélas été ponctuée par des drames en cascade. Parmi ceux-ci, l’épisode de la fusillade de la rue d’Isly, en plein cœur d’Alger, possède une triste spécificité : le 26 mars 1962, des Français tombèrent sous les balles de soldats français. Cet épisode doit être, comme tout phénomène historique, replacé dans son contexte.

L’escalade de la tension

Depuis début 1962, les entretiens d’Évian sont entrés dans une phase active et chacun sait que la signature d’un accord France-GPRA [1] est imminente. L’activité de l’OAS, créée en janvier 1961, redouble. L’escalade en Algérie est sanglante. Le 7 février, le général Salan, pour la première fois, autorise ses commandos à ouvrir le feu sur des soldats français, en cas de nécessité. Décision aggravée par une directive, dite « OAS/29 », en date du 23 février [2], commençant par cette phrase : « L’irréversible est sur le point d’être commis. » Le chef de l’OAS considère qu’il faut provoquer les événements par l’adoption d’une stratégie d’« offensive généralisée » contre « l’adversaire […], les unités de gendarmerie mobile et CRS », considérées comme totalement fidèles au système, secondement les « unités de l’armée ».

Salan, logique avec lui-même, donnait alors comme consigne à ses activistes : « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS. » On est en présence d’un vocabulaire de guerre civile, on a affaire à un appel ouvert au meurtre contre les forces de l’ordre, légalement mandatées. « Quels sont nos atouts ? », poursuivait Salan. Et il citait en premier lieu la « population » (sous-entendu : européenne), qualifiée d’« outil valable […] considérée en tant qu’armée dans un premier temps et en tant que masse et marée humaine dans un temps final ». Suivait enfin cette consigne : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. » À l’appel au crime contre ses « adversaires », dans les conditions d’extrême tension de ce moment particulier, « pousser la foule dans les rues » était vouer à la mort certain des civils.

Cette directive est donc du 23 février. On imagine que l’annonce de la signature de l’accord augmente la tension et précipite la fuite en avant des éléments les plus déterminés de l’OAS. Un nom va alors, durant ces terribles journées, symboliser le refus acharné du fait accompli : Bab-el-Oued, un quartier de 50 000 à 70 000 habitants, pour l’essentiel des Européens de condition modeste ou moyenne. Depuis des mois, ce quartier était truffé d’hommes en armes, des dépôts d’armes et de munitions y étaient de notoriété publique entreposés. L’OAS décide d’organiser une manifestation du reste de la population algéroise, pour marcher sur Bab-el-Oued et rompre l’encerclement. C’est le colonel Roland Vaudrey, commandant l’OAS pour la zone dite « Alger-Sahel », qui prend cette décision. Ceux qui, connaissant cette tension, prirent la décision de lancer une population civile dans une telle expédition ont fait une sorte de pari : soit la troupe était contrainte de renoncer, et donc laissait passer la foule, et c’était une victoire politique, soit elle la contenait, nécessairement par la violence, compte tenu des états d’esprit surchauffés, et c’était un drame, profitant de fait, également, à l’OAS.

Des gendarmes et des militaires français tués par l’OAS

Le 20 mars, une proclamation de l’OAS prétend interdire le quartier à l’armée et aux forces de l’ordre. Le 21 a lieu un (premier) acte irréparable : une attaque, cette fois-ci contre des blindés postés près du tunnel des facultés, en centre-ville, laisse dix-huit gendarmes morts. Le 23, un autre commando tire, avenue de Bouzaréa, sur un camion de soldats du contingent : cinq appelés sont tués. Une dizaine d’autres membres des forces de l’ordre tombent lors d’affrontements isolés. Le bilan de ce 23 mars est de quinze morts et soixante-dix-sept blessés parmi ces forces de l’ordre [3], probablement du même ordre de grandeur parmi les assaillants. On imagine l’état d’esprit des gendarmes et soldats visés.

Le 26 mars 1962 était un lundi. Le matin, le préfet d’Alger, Vitalis Cros, diffuse un communiqué interdisant la manifestation. À la périphérie de Bab-el-Oued, les équipes de surveillance, qui contrôlent les barrages, sont sur le qui-vive. Le barrage mis en place rue d’Isly est confié au 4e régiment de tirailleurs. Il est placé sous le commandement du lieutenant musulman Daoud Ouchène. Vers 14 heures, bravant les interdits, de premiers manifestants se présentent devant la Grande Poste et s’engagent dans la rue d’Isly. Les slogans fusent : « Al-gé-rie française… L’armée avec-nous ! » Le barrage mis en place est compressé, ses défenseurs quelque peu impuissants. Les appels au calme sont sans effet aucun. Car il n’y a pas, dans la foule, que des hommes avenants et des femmes qui embrassent. Plusieurs témoignages attestent qu’il y a des agressions verbales, de la part de jeunes gens excités, contre les soldats musulmans. Le mot « fellagha » est jeté au visage. Le lieutenant Ouchène s’approche alors des manifestants et entame un dialogue… qui se révèle de sourds. Les manifestants répètent qu’ils ne veulent que rentrer dans Bab-el-Oued, l’officier qu’il a des ordres. Il consent toutefois à laisser passer une délégation de trente personnes. Il est 14 h 15. Plusieurs centaines de personnes forcent le barrage. Le climat, déjà tendu, confine à l’insupportable : des insultes racistes sont proférées par la foule, certains crachent sur les soldats. Ouchène correspond avec sa hiérarchie : les ordres formels lui sont confirmés : empêcher l’invasion de Bab-el-Oued.
Les quelques centaines de personnes qui ont franchi, sans véritable violence, le premier barrage, sont alors prises comme dans une nasse. En cas d’aggravation de la violence, elles seront les premières victimes. C’est ce qui arriva.

Le déroulement du drame

Un premier coup de feu est tiré. Il est 14 h 45/14h 50. À la question de savoir qui a tiré ce coup de feu, il ne sera jamais vraiment répondu. Le haut-commissaire de France Christian Fouchet, plus haute autorité de l’État en Algérie, écrira dans ses Mémoires : « Les premiers coups de feu furent tirés d’un toit par un provocateur. Mais personne ne le prouvera jamais [4]. » C’est également la thèse du préfet Vitalis Cros. En 1971, le journaliste Yves Courrière reprend cette thèse et précise : ils furent tirés des toits ou des étages supérieurs du 64 rue d’Isly et du carrefour de cette même rue et de l’avenue Pasteur [5].

Quelques uns des emplacements des armes automatiques utilisées par l’OAS
(Yves Courrère, « Les Feux du désespoir », Fayard, 1971, p. 544.)

Cette thèse est retenue aujourd’hui par la majorité des historiens. À l’opposé, la thèse de l’historiographie dominante chez les Français d’Algérie est celle des premiers coups de feu tirés par des soldats chauffés à blanc par la propagande officielle, hostiles aux pieds-noirs. Une version plus douce est que ces soldats, inexpérimentés, se seraient sentis menacés. Certains ajoutent : ce sont des soldats musulmans, placés là intentionnellement par un état-major machiavélique, qui auraient tiré. D’autres vont plus loin, tel le capitaine Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS : « On dit même – et c’est à peu près certain – qu’il y avait là des unités du FLN [6]. »

Ensuite, durant plusieurs minutes, la fusillade éclate, apparemment un temps sans contrôle de la part des officiers français. Les cris angoissés et répétés « Halte au feu ! », que l’on entend sur les bandes sonores, prouvent que, durant en tout cas quelques minutes, les ordres n’étaient plus respectés. Panique ? Vengeance ? Les manifestants, sous le feu de projectiles venant de toutes les directions, courent, certains sont fauchés. D’autres se sont couchés sur les marches de la Grande Poste, elle aussi objet de tirs intensifs.

Enfin, l’ordre « Halte au feu ! » est respecté. Yves Courrière décrit des « Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle ». Certains sont la proie de crises de nerfs. Partout, les cadavres sont allongés, mêlés aux blessés, à divers débris, à des éclats de vitres. Combien de temps a duré cette fusillade ? Les témoignages divergent. Mais il est vrai qu’en ces circonstances les acteurs des événements ne pensent guère à la postérité. En milieu de l’après-midi, en tout cas, l’armée est maîtresse du terrain. La population est partie ou reste terrée chez elle. La fouille de la ville commence. On trouvera 579 armes de chasse, 34 fusils de guerre, 9 pistolets-mitrailleurs, 263 grenades, 5 postes émetteurs-récepteurs, 100 kg d’équipement radio et plus de 2 tonnes d’équipements militaires divers [7], ce qui, pour un quartier habité de civils, était une performance…

Combien de victimes ? Qui est responsable ?

L’échelle de chiffres de Courrière (quarante-six morts relevés le jour même, puis quelques autres morts de leurs blessures, soit un total dépassant cinquante) est corroborée par une petite brochure de 1962, émanant des milieux Algérie française, Le massacre d’Alger. Alger, 26 mars 1962, publiée sans date ni lieu d’édition, qui avance le chiffre de cinquante-trois morts. Dès le 1er juin 1962, un Livre blanc, sous-titré Alger, le 26 mars 1962, publié cette fois-ci en métropole (et immédiatement interdit), est dédié « à la mémoire des quatre-vingts morts et en souvenir des deux cents blessés de la fusillade ». Chiffre repris par exemple par Pierre Sergent, dix ans plus tard [8]. Le site Internet de l’Association des victimes du 26 mars 1962 avance le chiffre de cent morts. Aujourd’hui, une enquête faite par une adhérente de l’association « Alger, 26 mars 1962 », qui a dressé une liste nominative, aboutit au chiffre de soixante-cinq victimes.

Mais c’est évidemment la question des responsabilités du drame qui s’impose à tous les esprits. Pour la majorité des associations de pieds-noirs, le pouvoir gaulliste a manipulé officiers et soldats français, a organisé la haine contre leur communauté. Pis : il lui fallait du sang français pour parfaire son infamie. A contrario, la majorité des commentaires sur cette tragédie dénonce l’irresponsabilité – ou la criminalité – de ceux qui ont envoyé une foule de civils face à des soldats ayant des ordres, sachant à l’avance que le drame était… possible ? probable ? certain ? « C’était d’un égoïsme splendide et d’un cynisme écœurant, lira-t-on en 1964 dans un livre probablement écrit par d’anciens policiers anti-OAS. Ces “chefs” ne pouvaient pas ne pas savoir le jeu terrible qu’ils faisaient jouer aux autres. Peut-être espéraient-ils encore, contre toute vraisemblance, un revirement de dernière heure de certaines unités militaires ? Peut-être recherchaient-ils un succès de prestige par le défilé triomphal d’hommes et de femmes, rompant les barrages et allant tendre leurs mains à leurs compatriotes enfermés. Mais peut-être aussi ne pensaient-ils qu’à se servir d’un désastre probable et à pouvoir crier au martyre du moment qu’ils n’avaient pu chanter victoire ! Si tel était leur plan, ils l’ont mené à bien ! La tuerie de la rue d’Isly du 26 mars 1962 a effacé, dans l’esprit des Européens d’Algérie, le meurtre des soldats du contingent et l’échec de l’insurrection de Bab-el-Oued [9]. » Prudent, Yves Courrière renvoie quant à lui dos à dos deux séries d’irresponsables.

Le drame du 26 mars 1962 apparaît en tout cas comme un miroir grossissant des incompréhensions, des difficultés de s’avouer à elle-même la vérité qu’a connues la communauté européenne d’Algérie dès le début de cette guerre et, plus encore, lorsqu’il fut éclatant pour chacun que ce pays serait un jour indépendant.

Diverses voies s’offraient alors à la minorité européenne. Elle s’engouffra dans une seule, qui se révéla être une impasse – ce qui aurait été largement prévisible si les passions et la négation de l’histoire en train de se faire n’avaient obscurci tous les raisonnements. L’OAS, tout à la fois émanation de ce malheur de vivre et arme qui l’accentua, porte la plus lourde responsabilité de ce drame. Pas la seule : la violence, souvent gratuite, de membres du FLN ou d’éléments « incontrôlés », surtout à partir du printemps 1962, certains aspects détestables de la politique gouvernementale française, le mépris personnel du général de Gaulle à l’encontre des pieds-noirs, ajoutèrent aux circonstances dramatiques. Mais il reste que c’est l’acharnement de l’OAS qui précipita la population européenne d’Algérie dans ce malheur de vivre, qui n’est pas achevé pour l’essentiel.

Pour conclure, nous préférons reprendre les paroles de Jules Roy, natif de cette terre, ancien officier, lorsqu’il apostropha Massu en 1972. Même si les circonstances sont différentes, il y a là des échos qui évoquent l’OAS : « Croyant trouver en vous un sauveur, ces naïfs [certains Européens d’Algérie] se sont précipités derrière vous. Vers le gouffre. Mais vous en réchappez et vous montez en grade, tandis qu’eux… Les vrais défenseurs de leur avenir étaient ceux qui essayaient, malgré vous qui vous en teniez à la lettre de vos directives, de sauvegarder les chances d’une coexistence entre les deux communautés. […] La victoire ne va pas à celui qui torture, mais à celui qui a raison. Germaine Tillion, cette femme courageuse que vous insultez, a mieux défendu les pieds-noirs que vous, qui fûtes le préparateur des malheurs que nous voulions leur épargner [10]. »

 

* Aujourd’hui rue Larbi Ben M’hidi exécuté sans jugement par l’armée française après son arrestation pendant la bataille d’Alger en 1957

 

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